Baker

Cas clinique

Jeudi 22 novembre 2012 à 22:43

             « La mer était si noire, cette nuit-là, que tous les calmes reflets de bleus que nous lui connaissions le jour semblaient avoir disparus même dans nos mémoires. Ce noir abyssal la faisait paraître si profonde qu’on sentait qu’en mettant ne serait-ce qu’un pied à quelques centimètres du rivage les effroyables tréfonds nous aspireraient dans le brouillard du sable remué par les courants. La barque filait droit, pourtant ».

            Il se tut. Les guitares et les voix des groupes éparpillés sur la bande de sable faisaient sonner des airs entraînants, mais le mélange dissonant clouait sur place, et forçait l’oreille à se mettre à l’affût du chant des faibles vagues de la mer apaisée, ce soir. Il y avait peut-être des hommes, sans doute des femmes autour d’un mirage de feu qui paraissait ne brûler que de sable et d’air du soir. Des braises très réelles s’en échappaient en une colonne qui vrillait en tombant dans l’espace, et seule la peur d’une brûlure, ou de faire simplement un mouvement dans cet éternel instant si pur, si pur, empêchait la main de plonger dans la danse des étoiles montantes pour en capturer une pincée. Ç’aurait été risquer de tomber aussi, et de mourir en se cognant contre un satellite.

            L’air ambiant était d’une mollesse qui allait croissant. En s’allongeant on s’enfonçait dans le sol, en se levant on se fondait dans le vent et partout où les yeux se posaient tout se concentrait vers le point central de la vision faussée, disparu dans le point de fuite.

            Le vent battait une mesure bien à lui, indifférent à tout sauf à quelques coquilles rendues si fines par le ressac et le sel qu’elles se laissaient emporter les unes après les autres jusqu’à former comme un banc de poissons blancs, luisant sous les coups de la lune et mouvant comme un songe calme. Evoluant à trois mètres au-dessus de la plage, le banc changea mille fois de forme, forêts d’automne, comptable pressé, pièces d’échec, yeux pleins d’ennui, routes vers loin,… Enfin il devint un grand oiseau, qui dans un impressionnant coup d’ailes envoya une tornade de sable dans les yeux ébahis d’un chat errant qui s’enfuit en hurlant plus fort encore qu’un homme. L’oiseau ne fut peu à peu qu’une étoile de plus.

            Le jour se leva subitement, si vite qu’il ne fut pas vigilant et que la nuit lui retomba immédiatement dessus. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation.

            « L’océan était si sombres, ce matin-là, que tous les reflets de saphir que nous lui connaissions le midi semblaient avoir été effacés du monde et de nos mémoires. Cette pénombre de gouffre le faisait paraître si profond qu’on sentait qu’en ne jetant ne serait-ce qu’un regard depuis la berge le terrifiant remous nous aspirerait dans la tempête de sable qui prenait vie sous l’onde. La barque filait droit, pourtant ».

            Il se tut à nouveau. Il avait bien senti que son auditoire connaissait cette histoire qu’il cachait maladroitement sous des synonymes et des mots mis à la place d’autres. Pourtant, tous l’auraient écouté toute la nouvelle nuit, parce que sa voix était un parfait préambule au rêve, et que le sommeil les avait tous rejoint à cause de l’arrivée de cette nuit par surprise.

            Le sable aidé du vent imitait avec difficulté les jeux de relief de la mer qui par malice se déformait dans tous les sens. Il lui prit même l’envie de se changer en un interminable réseau de flux si rapides qu’on ne voyait plus qu’une onde d’eau qui vibrait entre la fin du sol et le début du ciel. Le sable, incapable de suivre, devint instantanément parfaitement plat et de fureur se changea même en verre. On voyait sous lui les grandes autoroutes de lave qui séparent les plaques tectoniques.

            Voyant soudain à travers le sable, le centre de la Terre vit qu’il existait un espace immense au-dessus de ce plafond nouvellement de verre. Il fit pousser à toute vitesse une ville très haute et très orthogonale, ce qui allait très bien avec le sable tout plat. La mer sentit qu’elle faisait tâche et se retira de la plage qui devint désert.

            « L’eau était si absente, ces années-là, que tous les reflets dont nous ignorons à présent les couleurs que nous lui connaissions par le passé semblaient avoir été supprimés de la réalité même et ainsi de nos mémoires. Cette absence la faisait paraître si empreinte de rien du tout qu’on sentait qu’en n’y pensant ne serait-ce qu’un instant depuis la ville au sol de verre le néant nous aspirerait dans le silence total et l’ombre dont il était tout de même un peu louche qu’ils existassent là où il n’y a rien. La barque filait droit, pourtant, mais vers le fond ». 

Vendredi 9 novembre 2012 à 18:43

 .
OUI

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