Baker

Cas clinique

Lundi 17 octobre 2011 à 21:35

           Autour d'un volume à environ trois mètres du sol. Au nord, quelques barres sortent des arbres, et un vent froid qui sent l'intérieur des terres. Comme tous les autres vents, d'ailleurs, sauf celui de l'est, qui sent la ville. L'ouest montre chaque jour son crépuscule aussi rose que partout, qui le soir teinte la tôle du bâtiment qui remplit la moitié gauche de la vue. Le sud est un souvenir. La nuit tombe déjà vite, et l'immeuble s'allume à peine, coloré avec mauvais goût, selon les motifs et les teintures des rideaux traversés par la lumière des néons. La moitié droite, une barrière végétale qui semble le jour cacher le bout du monde, devient une coulée de nuit sur la pelouse négligée, crevée de quatre pauvres étoiles, des lampadaires d'une hypothétique route dont les camions chantent parfois l'existence. Le ciel nocturne est toujours parfaitement noir, que des nuages le cachent ou non. De jour, il est souvent blanc, parfois bleu, presque toujours uni, d'ailleurs.
          Dix-huit mètres carrés de lino jauni retiennent les tâches de cuisine et les traces de chaises. On se douche aux toilettes, dans  la cabine d'un bleu standard à peine souillé d'une pellicule blanche que laisse l'eau trop calcaire. La brosse est rose. Les rideaux d'une sorte de rouge, luxe des deux-pièces de la résidence, gardent les odeurs de cuisine. Les murs, neuf en comptant large, ont dû être blancs. Le lit beige grince quand on y bouge trop, ceux des voisins aussi. Les tables grises et lisses se recouvrent jour après jour de traces de doigts et déjà de poussière.
          RAS.

Mercredi 29 juin 2011 à 22:46

           Sitôt les trente degrés dépassés, les premiers touristes rougeauds tombent comme des fruits mûrs de leurs pays du nord, arborant des bobs Ricard pour s'intégrer aux autochtones, trahis par leurs peaux rouges comme si on les avait épluchés et les chaussettes dans les sandales. Des guides gueulards hurlent leurs anecdotes sur différentes curiosités du centre ville à des groupuscules endormis, des vieillards léthargiques attendant la faux de la canicule, des couples de jeunes baroudeurs aussi chargés que des paras en commando, les légions d'asiatiques, nikon soudés au visage et les infatigables homme-tomates. C'est le temps idéal pour achever la fonte du cerveau devant tf1 en se grattant le bide.

Dimanche 26 juin 2011 à 12:04

          Pour le dernier contrat de la fanfare, animer l'apéro d'un mariage, le rendez-vous s'est fait en pleine garrigue, au bout de kilomètres de chemins de terre pleins de hérissons écrasés, avec pour seule marque de la civilisation les immenses enfilades de poteaux électriques de trente mètres de haut, partant de la centrale hydraulique, qui suffisent à rendre l'endroit dégueulasse. Dans l'immense mas entouré d'hectares d'oliviers nous attendions, avec quelques vieillards de la famille du propriétaire qui séchaient dans la cour, contrex à la main, l'arrivée du cortège et des mariés. Des dizaines de klaxons, typiques de cette situation, hurlèrent que la fête pouvait commencer, et les voitures couvertes de nœuds de mousseline blancs et roses se mirent à vomir des beaufs comme seule la région sait en produire, aux cheveux gominés tenus par un serre-tête ou des lunettes de soleil blanches, chemises roses ou blanches transparentes rentrées dans des jeans moule-poutre avec au bout des chaussures cirées pointues comme des seringues, la moustache fine poudrée de blanc, la pupille dilatée et suant le pastis pur. Presque tous ces guignols arrivistes et vulgaires traînaient à leur suite des pouffiasses qu'ils tenaient par le cul, emballées dans des robes à pied de chameau. Quelques invités, malgré tout, avaient réussi à s'habiller dignement.
          Et nous avons entamé l'insoutenable "marche nuptiale", sur demande du marié, morceau ringardissime pour un mariage hyper-cliché, au moment où les deux rois du plus beau jour de toute leur vie entraient sous les cris de la foule avinée et échauffée par les trente degrés à l'ombre. Elle d'abord, sourire figé dans sa robe à deux mille balles montrant à qui voudrait la voir son alliance monumentale avec plus de diamants que toutes les mines d'Afrique centrale, et baladant derrière elle deux gamines bouffies pour porter sa traîne. Lui, costume gris perle, plastron blanc éblouissant, noyé sous des litres de gel et d'eau de toilette et avec des grolles si brillantes qu'on s'y voyait vraiment courait dans tous les sens pour voir si tout se passait bien, besoin de rien, comment tu vas, tu pars déjà, et toute la liste des mondanités de circonstance. Nous jouions comme des brutes pour faire danser les agités dont certains titubaient et trébuchaient déjà sur les graviers.
          Tout était réglé comme une horloge, et à la dernière note, ils passèrent tous à table, sauf quelques déchets qui nous gueulaient des noms de morceaux qu'on ne savait pas jouer. On nous prépara une table dans le jardin pour engloutir la paella avec deux moules, deux crevettes, un morceau de poulet et une rondelle de chorizo exactement par personne, arrosée de rosé et de gros rouge pour ceux qui ne conduisaient pas. Des invités qui préféraient la vodka du buffet de la cour au repas dans la grande salle vinrent nous mitrailler de blagues de cul en poussant des rires aussi gras que leurs cheveux. Après une bataille épique pour des cafés, chacun put rentrer chez soi, en étant mis en garde d'éviter les sangliers, et en roulant sur les cadavres secs des hérissons.

Mercredi 15 juin 2011 à 9:00

          D'après L., il y a des choses avec lesquelles il ne faut pas rire, alors le bureau 421 ne rit plus du tout. Les ordinateurs ronronnent, les papiers chuchotent quand il leur vient l'envie de bouger. Personne n'entre jamais, mais il y a un monde fou. Le Silence, l'Ennui, le Temps qui tourne en rond, la Bêtise, la Mauvaise humeur, et la Paresse.
          Parfois un nouveau gâteau à avaler dans une énième pause se pointe, simplement pour mieux montrer qu'ici, même la fantaisie est monotone. On sourit tièdement aux blagues éculées, "ça va? Comme un lundi", que les esprit les plus fins déclineront en "comme un mardi/mercredi/jeudi,...", à midi, J. est toujours là, au garde à vous, pour claironner le fatal "band' d'abrutis", et si on nous amène du courrier, c'est toujours avec un grand sourire fier de la boutade sur les enveloppes de circonstance : "je vous les donne, c'est pas des factures!", parce qu'au quatrième, on est de sacré rigolos. Et on comprend mieux pourquoi les fenêtres ne s'ouvrent pas assez pour qu'un corps puisse y passer.
          Alors, j'apprends par cœur Philémon et Baucis, parce que c'est ce qui doit se passer.

Dimanche 5 juin 2011 à 15:01

          Pour son anniversaire, L. n'étais pas à table. Autour du meuble un peu égayé pour l'occasion, un lambeau de famille enchaînait les plats comme à la cantine. On avait beau n'être que quatre, les discussions ne prenaient pas, les yeux familiers ne se croisaient pas, le pain baignait dans la sauce comme nous dans notre vieux jus. La grand-mère attend la mort et se fait fort de le répéter, le grand-père souffre en silence pour cacher en vain son impotence croissante et confond enfants et petit-enfants, le père s'énerve de la tournure que prend leur fin de vie, et je regarde tout ça passer pourvu que ce soit vite. Un anniversaire aux airs de veillée funèbre, une famille fantôme qui agite ses souvenirs poussiéreux, étranges car il est difficile d'imaginer ces mêmes acteurs dedans. On retiendra que "c'était bon" et quelques sourires crispés après le conventionnel "ça fait du bien de se retrouver". Heureusement, la prochaine folie est dans six mois.   

Vendredi 6 mai 2011 à 19:16

          Etalées sur le ventre comme des méduses brunes dont même la mer ne voudrait plus des premiers aux derniers rayons du soleil balnéaire, elles rôtissent, dodues et luisantes de crème sur leurs serviette-éponges, celle-ci pour tenter de ramener à la vie la libido fuyante d'un mari moins enclin à s'essouffler sur elle, celle-là pour essayer d'en trouver un avant de mourir seule, ou cette autre qui croit que c'est son seul recours pour qu'on lui dise encore qu'elle est belle. Sèches comme le sable, et poussées par le vent, elles se retournent car on leur a appris la cuisson à la broche, et le musée du téton ouvre ses portes. Poussés par des combats soixante-huitards, les bikinis se font mono, et les une-pièces s'ouvrent comme des grosses bananes ou des vieilles salopettes. Comme des fleurs des champs les poitrines s'ébattent, coulantes jusqu'au sol, couturées au silicone, petites et fermes, étirées et ridées, simplement parfaites, difformes d'avoir été trop longtemps pétries, saillantes comme des pis, brunes jusqu'au cancer, l'œil court sur le tabou levé et elles en sont les premières contentes. La plage de Carnon a déjà ses allures de barbecue, l'été commence en Mai. 

Samedi 30 avril 2011 à 12:01

          Les pieds ont infusé six jours dans l'eau turquoise et mes doigts puent le maquis, le fromage et le saucisson d'âne. Dans cette région où les vaches traversent les routes et sont plus avenantes que les habitants, on est fier de tout, même si les villes principales sont délabrées, avec leurs façades vomissant des briques qui évoquent plus le nom de La Fouine que de Tino Rossi, et s'il n'y a que des vieux parce qu'une fois qu'ils ont l'occasion de partir, les jeunes ne reviennent jamais. Dans ce coin où les femmes s'habillent toujours en noir parce qu'elles perdent un mari, un fils, un frère ou un cousin tous les mois, où les cimetières sont plus grands que des villages et où les rues, les places et les musées s'appellent "Napoléon Bonaparte", "Danielle Casanova" ou "Pascal Paoli", respectivement tyran, martyre et roi misérable de l'île, on comprend vite qu'on est pas chez soi et que ça ne sera jamais le cas.
          Alors on les oublie en se cachant les orteils dans les plages de sable épais, en laissant ses yeux se perdre sur les montagnes qui plongent dans la mer et en essayant de suivre les petits sentiers qui découpent le maquis, parce que ce ne sont pas les pins parasols qui vous diront que vous faîtes chier.

Vendredi 25 mars 2011 à 10:14

I. Bureau 410

"- Oh lala, je suis débordée avec toutes ces conventions. Baker, quand tu auras du temps, tu pourras t'en occuper, parce que je dois aller en réunion?
-J'ai du temps, là.
-Oh merci, vraiment !"

Et depuis, F. peut marcher d'un pas rapide et décidé d'un bout à l'autre du couloir pour avoir l'air surbookée.

II. Bureau 411

"-Baker, tu t'occupes des conventions de F. ? Parce que tu m'es assigné cette semaine, finis d'abord les miennes.
-Je les ai déjà finies.
-Ah, bien. Mais j'en ai quelques autres en plus, là. Et il faut penser à finir la préparation du concours, tu as édité les sujets, réparti les surveillants, et pensé à...
-Oui, c'est réglé.
-Termine mes conventions alors. Quoi ? Quatre-vingt mails? Mais je n'aurais jamais le temps et en plus je dois filer en réunion. Tiens ! B. ! Tu es rentré du Maroc ? Alors c'était bien ? Oh, tu m'as ramené des pâtisseries, formidable ! Je vais les faire gouter à tout le monde tiens, la réunion, j'y arriverai un peu en retard, faut pas déconner, hein."

Et depuis, S. s'agite d'un bureau à l'autre, une boîte à la main, en semant ses gâteaux.

III. Salle 301

Entrent Monsieur C. et Madame grande brune
" Madame grande brune : Baker, Baker, Baker ! C'est la catastrophe !
Monsieur C. : Oh oui ! Vraiment ! Il faut que tu nous sauves:
Ensemble
On a besoin que tu surveilles un examen de licence trois ce matin.
Baker : Je veux bien, mais j'ai les conventions de F. et S. à rentrer.
Monsieur C. : Il y a un ordi dans la salle trois cents un. On s'est embrouillés, chacun pensait que l'autre allait s'en occuper et au final on doit aller tout les deux en réunion, et du coup on ne peut pas surveiller parce que...
Baker : D'accord, d'accord, mais me faire surveiller des gens qui ont cinq ans de plus que moi, c'est pas un peu ridicule?
Les deux ensemble : Mais non ! Ah ! Tu es notre sauveur !
Monsieur C. : L'épreuve commence à neuf heures trente, je t'ai laissé les sujets sur une des tables."

Et depuis, tous les deux ont pu "aller en réunion", comme tout le monde, tous les jours, et toute la journée.

Lundi 14 mars 2011 à 15:50

          Aujourd'hui, le nouveau bureau est immense, il a de beaux pots à crayons remplis de stylos neufs, une élégante lampe de bureau étend son coup en métal designed au-dessus d'un sous-main qui porte avec fierté un monstrueux téléphone avec des milliards de boutons, des classeurs disciplinés se tiennent bien verticaux à droite de l'écran tandis qu'à gauche une humble petite étagère à trois niveaux porte, fébrile, quelques feuilles égarées. Des dossiers non-traités attendent sagement de l'être sur la pointe du "L" formé par le bois luisant posé sur de massifs pieds en acier qui cachent pudiquement leurs tiroirs à merveilles pleins d'agrafes, de post-its et de trombones colorés. La souris galope sur son tapis aux couleurs de l'université en suivant la musique mécanique du clavier. Un cactus discret pousse à la lumière blafarde des néons qui recouvre les murs blancs où de simples photos encadrées de coquelicots, de chats, de villages péruviens et d'amoureux sur un quai de gare, s'alignent pour réchauffer le cœur de l'étudiant perdu à la recherche du formulaire qui lui ouvrira les portes d'un avenir certain porteur d'un salaire confortable qui lui permettra de nourrir sa famille qui chaque soir l'accueillera sourire aux lèvres et larme à l'œil en chantant : "Papa est rentré !". Le tableau de liège cerclé d'aluminium et piqué de punaises expose avec tendresse les maigres tâches à faire : une liste sous Excel, des mails d'information et un calendrier à mettre à jour. Ah ! Qu'il fait bon s'emmerder au quatrième quand dehors la pluie tombe.

Dimanche 13 mars 2011 à 20:05

"M: cad?
B: je sais pas, elle est une sorte de fil tendu au-dessus d'un vide d'où je ne pourrai plus sortir si je tombe."

Parce qu'on en parle toujours mieux aux autres.

Samedi 26 février 2011 à 12:02

          Trop lents à boire avec Jé et  Ju, il a fallu échouer à une soirée de prépa dans un bar australien, judicieusement appelé l'Australian parce trois pauvres didgeridoos sont accrochés aux murs. Chemises, costumes pour les plus motivés, jupes et décolletés de chasse, c'est le soir des résultats des élections pour leurs associations, et sûrement leur première et dernière sortie de l'année. Bière chère qui se boit comme du sirop, musique vieille de mille ans au volume bloqué sur le mode acouphène, relents aigres de sueur et de clopes juste fumées dans le labyrinthe en mouvement des excités d'un soir.
          L'annonce des résultats s'est faite debout sur le zinc par cinq représentants qui n'étaient pas au courant qu'il n'y a pas besoin de gueuler quand on a un micro. Frustrés d'avoir raté Barbara Streisand et une moitié de Who's that chick, on a gobé les despé avec l'envie de la pizza rituelle d'une heure du matin. Mais le copain de Ju était arrivé, et Jé et moi avons pris un coup de vieux quand on nous a donné vingt-deux ans. Les plans ont changé pour un narguilé et un dernier demi dans un bar qui fout dehors ses clients en deux secondes à la fermeture. Enfin, les trois fromages et chèvre miel ont pu comme d'habitude aider à faire passer la pilule des soirées catastrophes.

Vendredi 4 février 2011 à 11:43

           Malgré une heure de retard, L. n'a pas fait de scandale. Alors, affamés, on s'est assis dans un snack de six mètres carrés qui proposait de choisir quatre ingrédients pour son sandwiche. J'aurai pu prendre surimi-haricots rouges-saucisse de strasbourg-coeur de palmier mais il y avait des ingrédients normaux. Pas un nuage dans le ciel de Nîmes, la faute au vent qui arrachait les oreilles, les nez et les doigts, et il a fallu trouver une place au soleil après un tour complet du jardin de la Fontaine. D'abord en bas, pour les études et la famille. Ensuite, cinq mètres plus haut pour étudier les codes ; elle s'appelle Jessica, elle porte des ballerines et un legging, attache ses cheveux lissés teints en noir avec une grosse pince de coiffeur rose, ravale sa façade bouffie avec une croute de fond de teint pour séduire Jimmy, requins aux pieds et ensemble jogging aux chaussettes qui remontent, tignasse coupée courte arrangée au gel et brillant à l'oreille qui crachera par terre pour lui donner son accord, puis ils emménageront quand elle sera enceinte à vingt-et-un ans et pourra goûter le plaisir de faire la tambouille, le môme sur le bras, en entendant hurler la playstation trois et son chômeur qui veut sa bière. Enfin, encore plus haut pour les derniers rayons, plutôt bonheur béat ou aigreur lucide? Entièrement d'accord sur le bon choix, elle est rentrée dans sa barre et moi dans ma poubelle.

Mardi 25 janvier 2011 à 12:59

          Je venais de m'asseoir dans le tram quand une sorte de tige à deux pattes, enveloppée dans un manteau kaki à moumoute, un jogging et des pantoufles se posa à côté. Il lisait mon journal par-dessus mon épaule en remontant son bonnet blanc sale qui lui tombait sur les yeux. Il respirait fort, la bouche ouverte, et ça sentait le café et les gitanes. Il posa son doigt en plein milieu d'un article, l'ongle était noir et il y avait une plaie à la base. Je me tournai vers son visage. Il souriait, édenté sur toute la partie supérieure, il avait une tête de tortue, un amas de plis de peau sèche, mate et mal rasée au bout d'un cou maigre et creux. Il ouvrit sa bouche qui portait une autre plaie et de la bave séchée aux coins pour articuler un "z'aime hien ne fout, hôa". Puis, sans reprendre son souffle, il enchaîna : "Y fait frôa, hé? Hôa z'aime has ne frôa, n'aime hieux n'été ! Vos z'aimez n'été, monsieur?". "Oui, moi aussi j'aime bien l'été". "Et ne fout? Z'en faîtes du fout? Hôa z'aurais n'aimé en faire du fout. Ou du truc, là", "le handball?", "oui, h'est ha, ne hanbolle ! Avé ne frôa ze me suis hait mal à la main, h'est pas hien ne frôa, hein monsieur?", "non, c'est vrai, je descend là, je vous laisse le journal?", "oh oui, herci monsieur, hous n'êtes hentil". C'est pas que j'attire les fous, c'est simplement qu'il y en a des millions.

Mercredi 19 janvier 2011 à 13:53

"Mr, Mme le professeur,

          Je vous écrit cette lettre que vous lirez peut-être si vous avez le temps, je viens de recevoir la visite d'un monsieur, qui m'a donné une feuille en faisant les gros yeux.
          Mr le professeur je suis un déserteur, du droit et autre matière, je ne suis pas un "branleur".
         Je voulais vous expliquez, pour ne pas vous heurter, j'aspire à la liberté, mais soyez sur que je reviendrais."
Étudiant N° 204, partiel de Droit et entreprise L1, 0/20

Mardi 18 janvier 2011 à 18:46

          Ce dimanche, le football américain aura été une boucherie. Une entorse à la cheville et une épaule fatiguée. En me voyant clopiner comme un grand-père, la question "mais qu'est-ce que tu t'es fait dis-donc?" est sortie dix fois dans la journée ainsi que "Oh la la !", "ah ben oui, ben oui" pendant l'explication. Sur le bureau, un carton d'invitation : "M. Baker, Philippe A., Président de l'Université Montpellier 1 a le plaisir de vous inviter à la présentation des vœux mardi 18 janvier 2010 à 11h. Un cocktail suivra la cérémonie." Imparable. La cérémonie pompeuse avait lieu dans le Palais des Sports, soit un petit stade couvert qui ressemble à un bunker. Trois cent personnes qui avaient reçu le même carton que moi attendaient l'arrivée du président, ou plutôt le signal autorisant à se jeter sur les buffets. Comme j'avais une atèle, j'ai fait le grand blessé et j'ai eu droit à une chaise. Mais le reste de l'assemblée a dû rester debout pendant l'heure et demi du discours, agrémentée d'une vidéo qui vantait les qualités de l'Université à des gens qui y travaillent tous depuis au moins cinq ans. Malin. Un discours banal en somme : personne n'en avait rien à branler. Quand les traiteurs ont enfilés leurs tabliers, tout le monde a compris que l'orgie allait commencer.
           Les bouchons de champagne ont sauté pendant les applaudissements. J'ai pris une coupe et j'ai entamé le circuit des cent mètres de table. Dans l'ordre : feuilletés en tout genres, petits choux, petits pains au fromage, carottes, concombres, tomates cerises, ravioles menthe-crevette, un pot de fleurs, saumon sur blinis, sushis, jambon, vin blanc,  encore un pot de fleurs, acras de morue, sandwiches fourbes qui carbonisent la langue, muscat, brochettes de trucs, chouquettes, fontaine de chocolat, morceaux de fruits, fraises tagada, macarons et café froid. La politesse exige de laisser un petit four dans chaque plat, comme s'il fallait mettre à mort celui qui aurait l'audace de le prendre. "Faut le laisser pour ceux qui en ont pas eu". C'est de l'hypocrisie, ça, madame. En rentrant à l'ISEM, à quinze heures, trois courgettes farcies m'attendaient. Tout le personnel de l'étage est donc resté jusqu'à quinze heure trente pour digérer avec un café en disant que vraiment, je fais que bouffer. Les étudiants ont encore râlé, et j'ai pourri la tarée qui venait pour la quatrième fois essayer de se faire rembourser une inscription qu'elle n'a pas payée. L'administration, c'est le salaire de la honte. Ça fait chier le monde entier, qui pourtant l'entretient avec ses impôts.

Vendredi 14 janvier 2011 à 14:02

          Prolongé d'une semaine encore, je vais pouvoir jouer à un nouveau jeu assez triste qu'on a mis en place avec ma chef Mme P., que nous appellerons Dieu. Depuis hier viennent des étudiants étrangers des quatre coins de la planète pour retirer des dossiers d'inscription pour l'an prochain. De l'Espagne à la Guadeloupe, du Maroc et même d'Islande, tous viennent retirer les papiers verts en essayant parfois de discuter avec leur petit bagage de français. C'est convivial, exotique et mondialisé. Sauf avec les chinois.
          Généralement, ils se déplacent en bande de cinq ou six, avec un chef qui parle français pour le reste du groupe. Pas de quoi s'affoler. Sauf que ce meneur est payé une fortune par les familles des autres pour ce service là, et que, loin d'être un étudiant, il appartient à une boîte privée chinoise qui se chargera de donner des cours de français aux jeunes chinois moyennant une autre somme exorbitante. C'en est un qui me l'a expliqué, pas honteux du tout, en ajoutant qu'il n'y a aucune solidarité entre eux, bien au contraire. Parfois, c'en est un ou une qui vient seul. Ils ne disent jamais bonjour les premiers, et j'ai pu rester deux minutes entières à en regarder une dans les yeux pour vérifier. Quand enfin je le lui ai dit, elle m'a tendu un papier plié. C'était une photocopie de son visa. "C'est pour quoi?", et elle a mis le doigt sur la feuille qu'elle venait de me donner. J'en ai conclu qu'elle voulait un dossier vert, qu'elle a pris avant de sortir toujours sans un mot. Puis Dieu est entrée, elle avait l'air de faire la gueule, et m'a expliqué qu'elle en avait eu trois ce matin qui lui avaient fait le même coup. Comme le système permet à des étudiants ne parlant pas le moindre mot de français de s'inscrire simplement en faisant remplir leurs dossiers par les vautours des sociétés privées, c'est normal qu'ils essayent d'entrer. Alors maintenant, Dieu a décidé qu'on ne donnait plus de dossiers si la demande, même avec des mots plus ou moins bien assemblés, n'était pas formulée. Ce n'est pas méchant, puisqu'ils n'arriveront jamais à suivre les cours, et que de toute façon, ils reviennent dans les jours suivants avec un des vautours leader de groupe. J'imaginais la publicité que les boîtes qui leur apprennent le français doivent faire en Chine pour qu'il en vienne autant, tout en me disant que dans l'affaire tout le monde était une ordure, nous parce qu'on à l'air raciste, les sociétés chinoises qui sont si vénales et les étudiants chinois qui nous prennent pour des cons quand ils pensent qu'on fait les inscriptions sans voir les personnes.

Mercredi 12 janvier 2011 à 12:25

          La tradition veut qu'à l'ISEM, chaque année, le directeur offre des galettes aux administratifs et aux professeurs. Ainsi, hier, tout ce petit monde avait rendez-vous à treize heures pile dans le hall du quatrième étage, dont la réputation en matière de festivités n'est plus à faire. Quatre tables nappées en papier avec sept royaumes et deux galettes dessus attendaient, comme tout le monde, l'arrivée de Madame le directeur. On s'échangeait des meilleurs vœux et des bonnes années plus ou moins sincères entre personnes qui se connaissaient plus ou moins. Un informaticien gras commença à m'emmerder parce que je portais un t-shirt publicitaire Linux, et lorsque je lui ai dit que l'habit ne faisait pas le moine, cet abruti m'a demandé si la phrase était de moi. Enfin apparut Mme L., la directrice.
          Mme L, a exactement cinquante ans et trois liftings. En français contemporain, on dit "cougar". Ses bottes à haut talons étaient bien cirées à force d'être léchées, notamment par S. qui a l'air tellement émoustillé quand il lui parle qu'il lui sucerait sans doute la queue si elle en avait une. Son pantalon, tellement moulant qu'on voyait le pli du tissu avalé par sa fente à l'entre-jambe, était maintenu par une énorme ceinture, bien au-dessus du nombril, pleine de bibelots d'où sortait une chemise blanche ouverte sur un décolleté pas vraiment de saison ni de première fraîcheur. L'ensemble, sûrement hors de prix, était emballé dans une veste assortie décorée d'une broche démesurée et portait au sommet un visage au sourire figé entouré d'un rouge pétard, recouvert d'une croûte de fond de teint, et planté de cheveux décolorés lissés avec application. Elle m'adressa un "Beune Eunnée" avec son accent de vieille snobinarde puis lâcha à l'assemblée un fourbe "Je n'euh peus l'heubitude de feure de longs disceuhrs mais" en sortant cinq feuilles agrafées entre elles qui signifiaient "trouvez vite où vous asseoir parce que ça va durer mille ans". Et elle entama son long discours, qu'elle déclamait en regardant son auditoire qui hochait docilement de la tête, preuve d'heures de répétition devant la glace. Le texte était rempli de banals "progrès", "collaboration" ou "formidable travail d'équipe", et elle appelait l'école "l'entreprise". Je levais pour la faire chier les yeux au ciel quand elle me regardait, pour qu'elle comprenne que se vanter de payer une fortune une agence de communication au lieu d'augmenter les aides aux étudiants n'était pas une si bonne idée. Bien sûr, on a tous applaudi, et j'ai pu me ruer sur la galette d'une main en faisant péter le cidre de l'autre. A cause des deux pizzas de midi, je n'en ai mangé que deux parts, mais j'ai bu ma bouteille tout seul. Puis un longue négociation s'est lancée pour que je fabrique des fausses cartes à partir de dossiers d'étrangers résidant au Cameroun qui ne s'en serviront jamais aux collègues de l'étage. "Tricher c'est bien, mais quand c'est pas nous qu'on le fait" à souligné S., et il m'a cru quand je lui ai dit que je ferai payer dix euros par carte.
          Au goûter, vers quinze heures, il restait trois royaumes. Dans la cuisine, ça parlait de Mme B. l'éternelle absente. Puis par une curieuse association d'idée que je n'ai pas suivie parce que j'étais encore en train de manger, ils en sont venus à suggérer une grève administrative. C'est-à-dire rester dans son bureau, mais ne rien faire de la journée. Quasiment comme d'habitude, quoi, mais pour protester. Ici, l'administration, c'est une bande de malades sous les ordres d'une folle et travaillant pour des tarés.

Lundi 10 janvier 2011 à 17:55

          J'avais tout préparé la veille au soir pour gagner du temps. Les vêtements propres et le petit radiateur déjà dans la salle de bain pour ne pas faire dix aller-retours, le pain de mie dans le grille-pain, le bol et le verre sur la table, la radio à portée de lit et toutes les portes ouvertes. Je suis parti avec dix minutes de retard et, dans le tramway, une petite fille jouait à la grande en tenant un journal à la main et en regardant la foule avec un sourcil levé derrière ses lunettes de myope de bac à sable. Aujourd'hui devait voir le retour de Mme B., qui avait déjà prolongé ses vacances d'une semaine, mais bien sûr sa chaise est restée vide. Alors à neuf heures et demie c'est à pas lent que je suis allé à la cuisine pour manger la galette de S., et j'ai triché pour ne pas avoir la fève, car non content d'avoir moins de frangipane, celui qui la trouve doit amener la suivante. Une heure plus tard je retournai au bureau. Y avait-il eu des étudiants entre-temps? Mystère. M. m'a amené trois cent cinquante-quatre copies qui attendaient leurs étiquettes, et à midi il m'en restait six. Mais on ne rigole pas avec l'heure du repas. Je les laissai et descendis acheter un sandwiche. Je n'eus pas le temps de roter de plaisir que P. m'appelait. Il n'avait pas mangé, et je l'ai accompagné au RU pour un second repas.
          Des enveloppes, des diplômes et un logiciel minable. Trois étudiants sportifs, d'après leurs joggings, leurs sweats à capuche et leurs sacs en bandoulière sont venus pour que l'un d'eux paye le droit au sport. Trois cerveaux étaient nécessaires, sans doutes. Ils sont partis en riant grassement parce que le plus malin avait dégazé bruyamment dans le couloir. Puis quand la barre des tâches a affiché quinze heures cinquante, je suis allé aux toilettes pour rogner ces dernières dix minutes. La minuterie des cabinets dure sept minutes exactement, j'imaginais un pauvre constipé qui serait obligé de sortir pour sautiller devant le capteur la quéquette à l'air pour rallumer et pensais à la possible coïncidence entre ce timing et des statistiques.
          Cette journée, c'était vendredi de la semaine dernière, ce sera demain, à quelques détails près. Comme ce soir où elle fera la fermeture avec moi. Prolongations s'il-vous-plaît.

Dimanche 9 janvier 2011 à 22:02

          "Hé dis, on va à Nîmes, comme ça, pour prendre l'air"? Oui, S.. Et dans une petite voiture couleur danette, on a pris la route.
*
Autoroute
*
Inventaire:
-Les Arènes : "mais comment ils ont fait pour mettre des cailloux neufs entre les vieux?", "j'ai la dalle, j'ai pas mangé depuis... depuis six heures !",
-la maison carrée, "mais il est où le carré?", "c'est quoi ce trou?",
-le carré d'Art, "oh, c'est une crotte, regarde", "putain, ça fait peur", "moi aussi j'peux l'faire t'sais", "ça rentrerait dans aucune pièce à la maison, c'est fou", "t'as vu, c'est une photo de buissons dans l'eau ! C'est dingue quand même, des bui-ssons... dans l'eau ! raaah mais c'est bien les mecs, ça, tu te poses jamais des questions. Pfffff",
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Averse
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-le café carré, "oh que j'ai soif, c'est fou, j'ai jamais eu aussi soif, tu prends un café? Prends un verre d'eau je le boirai. Ah mais que j'ai soif",
-le jardin de la fontaine "c'est glauque", "non pas par là c'est flippant", "oula, vas-y tout seul",
-avenue Jean Jaurès "il va le faire, mais oui ! au pire t'auras ton euro", "elle est comme ça, faut faire gaffe",
-pyramide au morts "tu crois qu'ils leur ont ont coupé les bites?", "on a fait quoi? ... Trois kilomètres? Noooooon.",

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Base
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Lundi 3 janvier 2011 à 12:23

          Nouvelle année mais vieilles habitudes : on a encore fait la fête au bureau pour les quarante-quatre ans de N., Mme B. est en arrêt maladie, il y a un sandwiche au pâté dans mon sac et les étudiants sont fous. Pèle-mêle, les cas de ce monsieur qui depuis sa naissance n'a pas de prénom, même sur sa carte d'identité, ou celui de mademoiselle B. qui a pour prénom Pierre, ou encore le classique de l'étudiant qui exige qu'on lui donne un diplôme malgré un superbe 8,74 de moyenne aux épreuves. Y en a qui font ce boulot depuis quarante ans, et ça permet de mieux comprendre les goûters et fêtes quotidiens. C'est pas de la paresse, c'est de l'ennui véritable, et la première chose qu'on acquiert, c'est la capacité de bailler trente fois à la minute  car de toute la journée, j'aurais fait, en boucle : "nom", entrée, "prénom", entrée, entrée, entrée, entrée, entrée, "date de naissance", entrée, 3,2,2, entrée, "ville de naissance", entrée, entrée, entrée, 2,0,1,0, entrée, entrée, entrée, "année d'obtention", entrée, 0,0,3,1, entrée, Suivant, entrée, S, /, C, espace, B, P, espace, 1, 2, 4, 8, 9, espace, D, O, U, A, L, A, entrée, entrée, 3, 2, 2, entrée, C, A, M, E, R, O, U, N, entrée, 5, maj+sto, 1, Suivant, 1, 0, 1, entrée, 8,2, entrée, 9,9, entrée, 8,2, Suivant, entrée, 1, 0, entrée, 3, 2, 2, entrée, 2, 0, 0, 9, entrée, u, entrée, 5, 0, 0, entrée, 3, 2, 2, entrée, 2, 0, 0, 9, entrée, entrée, entrée, entrée, 1, 0, entrée, g, l, e, c, v, 8, Accepter, Suivant, Affiliation, cocher Dispense autre régime, Couverture SS, Suivant, Saisir paiement, v, i, i, 1, 5, 9, ., 0, 0, Retour, Valider, Ok, Ok, Ok, Imprimer, Ctrl+p, flèche du haut, flèche du haut, flèche du haut, sto, entrée, sto, flèche du bas, flèche du bas, flèche du bas, entrée, entrée. De l'ennui pour de vrai. Mais payé au smic.

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