Baker

Cas clinique

Mardi 25 janvier 2011 à 12:59

          Je venais de m'asseoir dans le tram quand une sorte de tige à deux pattes, enveloppée dans un manteau kaki à moumoute, un jogging et des pantoufles se posa à côté. Il lisait mon journal par-dessus mon épaule en remontant son bonnet blanc sale qui lui tombait sur les yeux. Il respirait fort, la bouche ouverte, et ça sentait le café et les gitanes. Il posa son doigt en plein milieu d'un article, l'ongle était noir et il y avait une plaie à la base. Je me tournai vers son visage. Il souriait, édenté sur toute la partie supérieure, il avait une tête de tortue, un amas de plis de peau sèche, mate et mal rasée au bout d'un cou maigre et creux. Il ouvrit sa bouche qui portait une autre plaie et de la bave séchée aux coins pour articuler un "z'aime hien ne fout, hôa". Puis, sans reprendre son souffle, il enchaîna : "Y fait frôa, hé? Hôa z'aime has ne frôa, n'aime hieux n'été ! Vos z'aimez n'été, monsieur?". "Oui, moi aussi j'aime bien l'été". "Et ne fout? Z'en faîtes du fout? Hôa z'aurais n'aimé en faire du fout. Ou du truc, là", "le handball?", "oui, h'est ha, ne hanbolle ! Avé ne frôa ze me suis hait mal à la main, h'est pas hien ne frôa, hein monsieur?", "non, c'est vrai, je descend là, je vous laisse le journal?", "oh oui, herci monsieur, hous n'êtes hentil". C'est pas que j'attire les fous, c'est simplement qu'il y en a des millions.

Dimanche 23 janvier 2011 à 1:05

          L'administration, c'est fini. Vendredi, pour le dernier jour, il y avait du gâteau qu'on a passé la matinée à manger en refaisant le monde, noyés dans le café, en entendant pleurer les étudiants qui reviendront la semaine prochaine. De M., un muffin, de Dieu et N. des bises baveuses et de G. des contrats jusqu'à la fin de l'année. On fait des études, mais le travail, ça s'apprend sur le tas. Le bureau de Mme B., la mythique feignante éternellement malade du quatrième étage, va trouver une nouvelle propriétaire, il a donc fallu enlever les images découpées dans des magazines d'enfants, les figurines collées avec du chewing-gum et la souris d'ordinateur au couleurs d'Hello Kitty, emblème de cette tarée de quarante-cinq ans.
          Avec un litre et demi, on aura appris que diagonaliser des matrices, c'était pour les couilles molles, et que les pendus éjaculent. Dans vos gueules.

Jeudi 20 janvier 2011 à 1:36

          Encore une fermeture qui coûte cher. On a bu de la Kilkenny RED. C'est dégueulasse, on dirait de la flotte en moins bon. Les numéros sont pris, et Sète en perspective. La Troisième est pour bientôt alors faut en parler. Puis ces connes qui jouent leurs rôles, les suisses et leurs pompons, les parasites, et encore les biatches, au divan ! Sigmund vous écoute en se tâtant la queue et en essuyant le rimmel qui coule avec. J'ai mal à la patte folle.

Mercredi 19 janvier 2011 à 13:53

"Mr, Mme le professeur,

          Je vous écrit cette lettre que vous lirez peut-être si vous avez le temps, je viens de recevoir la visite d'un monsieur, qui m'a donné une feuille en faisant les gros yeux.
          Mr le professeur je suis un déserteur, du droit et autre matière, je ne suis pas un "branleur".
         Je voulais vous expliquez, pour ne pas vous heurter, j'aspire à la liberté, mais soyez sur que je reviendrais."
Étudiant N° 204, partiel de Droit et entreprise L1, 0/20

Mardi 18 janvier 2011 à 18:46

          Ce dimanche, le football américain aura été une boucherie. Une entorse à la cheville et une épaule fatiguée. En me voyant clopiner comme un grand-père, la question "mais qu'est-ce que tu t'es fait dis-donc?" est sortie dix fois dans la journée ainsi que "Oh la la !", "ah ben oui, ben oui" pendant l'explication. Sur le bureau, un carton d'invitation : "M. Baker, Philippe A., Président de l'Université Montpellier 1 a le plaisir de vous inviter à la présentation des vœux mardi 18 janvier 2010 à 11h. Un cocktail suivra la cérémonie." Imparable. La cérémonie pompeuse avait lieu dans le Palais des Sports, soit un petit stade couvert qui ressemble à un bunker. Trois cent personnes qui avaient reçu le même carton que moi attendaient l'arrivée du président, ou plutôt le signal autorisant à se jeter sur les buffets. Comme j'avais une atèle, j'ai fait le grand blessé et j'ai eu droit à une chaise. Mais le reste de l'assemblée a dû rester debout pendant l'heure et demi du discours, agrémentée d'une vidéo qui vantait les qualités de l'Université à des gens qui y travaillent tous depuis au moins cinq ans. Malin. Un discours banal en somme : personne n'en avait rien à branler. Quand les traiteurs ont enfilés leurs tabliers, tout le monde a compris que l'orgie allait commencer.
           Les bouchons de champagne ont sauté pendant les applaudissements. J'ai pris une coupe et j'ai entamé le circuit des cent mètres de table. Dans l'ordre : feuilletés en tout genres, petits choux, petits pains au fromage, carottes, concombres, tomates cerises, ravioles menthe-crevette, un pot de fleurs, saumon sur blinis, sushis, jambon, vin blanc,  encore un pot de fleurs, acras de morue, sandwiches fourbes qui carbonisent la langue, muscat, brochettes de trucs, chouquettes, fontaine de chocolat, morceaux de fruits, fraises tagada, macarons et café froid. La politesse exige de laisser un petit four dans chaque plat, comme s'il fallait mettre à mort celui qui aurait l'audace de le prendre. "Faut le laisser pour ceux qui en ont pas eu". C'est de l'hypocrisie, ça, madame. En rentrant à l'ISEM, à quinze heures, trois courgettes farcies m'attendaient. Tout le personnel de l'étage est donc resté jusqu'à quinze heure trente pour digérer avec un café en disant que vraiment, je fais que bouffer. Les étudiants ont encore râlé, et j'ai pourri la tarée qui venait pour la quatrième fois essayer de se faire rembourser une inscription qu'elle n'a pas payée. L'administration, c'est le salaire de la honte. Ça fait chier le monde entier, qui pourtant l'entretient avec ses impôts.

Samedi 15 janvier 2011 à 19:31

          Après concertation et édition d'une grande charte consultable dans la rue même, le comité des avis irréfutables de ce siècle a décidé que mac, c'était génial. Il faudra impérativement faire preuve de respect à tout ce qui y touche. De plus, concernant les domaines créatifs, il sera de bon ton de dire que l'on fait des hommages quand on copie.
          Ensuite, il sera nécessaire de fumer en répétant avec une assurance toute crédible que l'on va bientôt arrêter, il faudra adorer le monde de Tim Burton en éliminant froidement ceux qui y dérogeraient, dire de tous les foies gras qu'ils sont très bons, choisir les artistes que l'on aime, et ceux que l'on hait, uniquement parmi la cinquantaine proposée, choisir quatre ou cinq idéaux et les défendre bec et ongles, ne pas hésiter à en changer en fonction des situations, dire le plus tôt possible qu'avant ç'aurait été mieux, porter une fierté correcte voire encombrante et être capable de toujours la justifier, cracher sur son pays ou sur les étrangers pour pouvoir faire bien en toutes circonstances, connaître ses classiques, pas ceux des autres, et souligner, d'ailleurs, qu'ils sont tous cons.
          Il sera permis et même préférable d'avoir des problèmes, il y en a toute une palette mais ceux qui touchent à la psychologie seront bien plus gratifiant quoique ceux touchant au sexe marchent aussi très fort, qu'il faudra exposer comme des médailles en veillant bien à ce qu'elles brillent plus que celles des autres. Du personnel sera à votre disposition pour vous épancher. Il faudra s'efforcer d'acquérir des objets communs à la masse pour des raisons d'une part pratique, car tout le monde saura s'en servir, et logique, c'est forcément excellent, d'autre part, puis il deviendra automatique de cracher sur la génération d'avant en s'offusquant, les yeux tout ronds et la bouche grande ouverte, de la décadence de celle d'après. Ça s'est toujours fait, il y a des recettes qui marchent à long terme. Par contre, il serait idiot de remettre en question le comité des avis irréfutables de ce siècle puisque l'on se bat pour l'intégrer. Il y a un paradoxe, ici, oui. Ça fait très bien mais je n'ai pas de vie sociale.

Vendredi 14 janvier 2011 à 14:02

          Prolongé d'une semaine encore, je vais pouvoir jouer à un nouveau jeu assez triste qu'on a mis en place avec ma chef Mme P., que nous appellerons Dieu. Depuis hier viennent des étudiants étrangers des quatre coins de la planète pour retirer des dossiers d'inscription pour l'an prochain. De l'Espagne à la Guadeloupe, du Maroc et même d'Islande, tous viennent retirer les papiers verts en essayant parfois de discuter avec leur petit bagage de français. C'est convivial, exotique et mondialisé. Sauf avec les chinois.
          Généralement, ils se déplacent en bande de cinq ou six, avec un chef qui parle français pour le reste du groupe. Pas de quoi s'affoler. Sauf que ce meneur est payé une fortune par les familles des autres pour ce service là, et que, loin d'être un étudiant, il appartient à une boîte privée chinoise qui se chargera de donner des cours de français aux jeunes chinois moyennant une autre somme exorbitante. C'en est un qui me l'a expliqué, pas honteux du tout, en ajoutant qu'il n'y a aucune solidarité entre eux, bien au contraire. Parfois, c'en est un ou une qui vient seul. Ils ne disent jamais bonjour les premiers, et j'ai pu rester deux minutes entières à en regarder une dans les yeux pour vérifier. Quand enfin je le lui ai dit, elle m'a tendu un papier plié. C'était une photocopie de son visa. "C'est pour quoi?", et elle a mis le doigt sur la feuille qu'elle venait de me donner. J'en ai conclu qu'elle voulait un dossier vert, qu'elle a pris avant de sortir toujours sans un mot. Puis Dieu est entrée, elle avait l'air de faire la gueule, et m'a expliqué qu'elle en avait eu trois ce matin qui lui avaient fait le même coup. Comme le système permet à des étudiants ne parlant pas le moindre mot de français de s'inscrire simplement en faisant remplir leurs dossiers par les vautours des sociétés privées, c'est normal qu'ils essayent d'entrer. Alors maintenant, Dieu a décidé qu'on ne donnait plus de dossiers si la demande, même avec des mots plus ou moins bien assemblés, n'était pas formulée. Ce n'est pas méchant, puisqu'ils n'arriveront jamais à suivre les cours, et que de toute façon, ils reviennent dans les jours suivants avec un des vautours leader de groupe. J'imaginais la publicité que les boîtes qui leur apprennent le français doivent faire en Chine pour qu'il en vienne autant, tout en me disant que dans l'affaire tout le monde était une ordure, nous parce qu'on à l'air raciste, les sociétés chinoises qui sont si vénales et les étudiants chinois qui nous prennent pour des cons quand ils pensent qu'on fait les inscriptions sans voir les personnes.

Mercredi 12 janvier 2011 à 12:25

          La tradition veut qu'à l'ISEM, chaque année, le directeur offre des galettes aux administratifs et aux professeurs. Ainsi, hier, tout ce petit monde avait rendez-vous à treize heures pile dans le hall du quatrième étage, dont la réputation en matière de festivités n'est plus à faire. Quatre tables nappées en papier avec sept royaumes et deux galettes dessus attendaient, comme tout le monde, l'arrivée de Madame le directeur. On s'échangeait des meilleurs vœux et des bonnes années plus ou moins sincères entre personnes qui se connaissaient plus ou moins. Un informaticien gras commença à m'emmerder parce que je portais un t-shirt publicitaire Linux, et lorsque je lui ai dit que l'habit ne faisait pas le moine, cet abruti m'a demandé si la phrase était de moi. Enfin apparut Mme L., la directrice.
          Mme L, a exactement cinquante ans et trois liftings. En français contemporain, on dit "cougar". Ses bottes à haut talons étaient bien cirées à force d'être léchées, notamment par S. qui a l'air tellement émoustillé quand il lui parle qu'il lui sucerait sans doute la queue si elle en avait une. Son pantalon, tellement moulant qu'on voyait le pli du tissu avalé par sa fente à l'entre-jambe, était maintenu par une énorme ceinture, bien au-dessus du nombril, pleine de bibelots d'où sortait une chemise blanche ouverte sur un décolleté pas vraiment de saison ni de première fraîcheur. L'ensemble, sûrement hors de prix, était emballé dans une veste assortie décorée d'une broche démesurée et portait au sommet un visage au sourire figé entouré d'un rouge pétard, recouvert d'une croûte de fond de teint, et planté de cheveux décolorés lissés avec application. Elle m'adressa un "Beune Eunnée" avec son accent de vieille snobinarde puis lâcha à l'assemblée un fourbe "Je n'euh peus l'heubitude de feure de longs disceuhrs mais" en sortant cinq feuilles agrafées entre elles qui signifiaient "trouvez vite où vous asseoir parce que ça va durer mille ans". Et elle entama son long discours, qu'elle déclamait en regardant son auditoire qui hochait docilement de la tête, preuve d'heures de répétition devant la glace. Le texte était rempli de banals "progrès", "collaboration" ou "formidable travail d'équipe", et elle appelait l'école "l'entreprise". Je levais pour la faire chier les yeux au ciel quand elle me regardait, pour qu'elle comprenne que se vanter de payer une fortune une agence de communication au lieu d'augmenter les aides aux étudiants n'était pas une si bonne idée. Bien sûr, on a tous applaudi, et j'ai pu me ruer sur la galette d'une main en faisant péter le cidre de l'autre. A cause des deux pizzas de midi, je n'en ai mangé que deux parts, mais j'ai bu ma bouteille tout seul. Puis un longue négociation s'est lancée pour que je fabrique des fausses cartes à partir de dossiers d'étrangers résidant au Cameroun qui ne s'en serviront jamais aux collègues de l'étage. "Tricher c'est bien, mais quand c'est pas nous qu'on le fait" à souligné S., et il m'a cru quand je lui ai dit que je ferai payer dix euros par carte.
          Au goûter, vers quinze heures, il restait trois royaumes. Dans la cuisine, ça parlait de Mme B. l'éternelle absente. Puis par une curieuse association d'idée que je n'ai pas suivie parce que j'étais encore en train de manger, ils en sont venus à suggérer une grève administrative. C'est-à-dire rester dans son bureau, mais ne rien faire de la journée. Quasiment comme d'habitude, quoi, mais pour protester. Ici, l'administration, c'est une bande de malades sous les ordres d'une folle et travaillant pour des tarés.

Mardi 11 janvier 2011 à 0:52

          Née d'un chat angora et d'une pluie battante, Mairèze avait tout de la syncope. Elle fendait les plaines sur son char à pneu, mettait des livres dans ses lasagnes, ce qui faisait beaucoup rire sa marraine, comptait ses os pour un jour partir au ski avec son yucca adoptif et travaillait à la chaîne. Il y avait Mu-Rodrigue, qu'elle avait rencontré dans les tranchées, Etoototototo avec qui elle avait vécu un enfer sur une île déserte, et Mina qui lui disait chaque matin ; "mettre, mets, mis, c'est pourtant simple, il faut toujours" et elle s'arrêtait là. Ils étaient tout le temps ensemble, tous les quatre en se persuadant qu'ils étaient huit, et ça leur suffisait. Mu-Rodrigue a épousé Mina par amour pour ses meubles de jardin, et ils se sont rendus un jour compte que Etoototototo n'avait jamais quitté son île. Mairèze restait donc avec les quatre autres et ce manège dura quinze ans. Entre-temps il y eu des orages, des marchés aux puces et quelques invasions de moustiques aux premières chaleurs, mais rien qui n'eut pu entraver le cycle de sa digestion.
          Elle tomba enceinte par ennui et accoucha d'un bel enfant et d'une brouette un peu petite. L'outil fit de brillantes études et une carrière dans le chant lyrique, mais son frère eut moins de chance et devint simple chauffeur de canapé. Sa maternité permit à Mairèze de rencontrer Aude, une femelle lévrier qui habitait dans la banlieue de Mars et qu'elle croisait régulièrement devant la machine à dragibus de la clinique. De leur amitié naquit une passion pour les jeux de hasard et d'argent et Aude mourut d'un échec à la roulette russe.
          En rassemblant les draps blancs et quelques blouses, Mairèze créa Al-ibn-Roger, une sorte de poète en tissu sale pour qui elle accepta de changer de nom. Elle s'appela donc Y. C'était plus court et, donc, beaucoup plus pratique et ils célébrèrent cette idée lumineuse avec un bouquet d'arrosoirs en sucre. Ils moururent quatre ans plus tard de leur bonheur, et leurs corps firent place respectivement à un feu d'artifice et un pmu. La brouette écrivit d'ailleurs un sulfureux roman sur les amis de sa mère qui fit un tabac en Argentine.
 

Lundi 10 janvier 2011 à 17:55

          J'avais tout préparé la veille au soir pour gagner du temps. Les vêtements propres et le petit radiateur déjà dans la salle de bain pour ne pas faire dix aller-retours, le pain de mie dans le grille-pain, le bol et le verre sur la table, la radio à portée de lit et toutes les portes ouvertes. Je suis parti avec dix minutes de retard et, dans le tramway, une petite fille jouait à la grande en tenant un journal à la main et en regardant la foule avec un sourcil levé derrière ses lunettes de myope de bac à sable. Aujourd'hui devait voir le retour de Mme B., qui avait déjà prolongé ses vacances d'une semaine, mais bien sûr sa chaise est restée vide. Alors à neuf heures et demie c'est à pas lent que je suis allé à la cuisine pour manger la galette de S., et j'ai triché pour ne pas avoir la fève, car non content d'avoir moins de frangipane, celui qui la trouve doit amener la suivante. Une heure plus tard je retournai au bureau. Y avait-il eu des étudiants entre-temps? Mystère. M. m'a amené trois cent cinquante-quatre copies qui attendaient leurs étiquettes, et à midi il m'en restait six. Mais on ne rigole pas avec l'heure du repas. Je les laissai et descendis acheter un sandwiche. Je n'eus pas le temps de roter de plaisir que P. m'appelait. Il n'avait pas mangé, et je l'ai accompagné au RU pour un second repas.
          Des enveloppes, des diplômes et un logiciel minable. Trois étudiants sportifs, d'après leurs joggings, leurs sweats à capuche et leurs sacs en bandoulière sont venus pour que l'un d'eux paye le droit au sport. Trois cerveaux étaient nécessaires, sans doutes. Ils sont partis en riant grassement parce que le plus malin avait dégazé bruyamment dans le couloir. Puis quand la barre des tâches a affiché quinze heures cinquante, je suis allé aux toilettes pour rogner ces dernières dix minutes. La minuterie des cabinets dure sept minutes exactement, j'imaginais un pauvre constipé qui serait obligé de sortir pour sautiller devant le capteur la quéquette à l'air pour rallumer et pensais à la possible coïncidence entre ce timing et des statistiques.
          Cette journée, c'était vendredi de la semaine dernière, ce sera demain, à quelques détails près. Comme ce soir où elle fera la fermeture avec moi. Prolongations s'il-vous-plaît.

Dimanche 9 janvier 2011 à 22:16

Ils feraient du ski sur la lune. Un vieux rêve d’enfant qu’ils avaient tous les deux parce qu’il aimait le ski et elle la lune. Leur histoire avait commencé sous la neige, il était esquimau et habitait un réfrigérateur à trois compartiments, avec un petit congélateur et un bac à œufs. Comme elle emménageait, elle avait acheté l’appareil, et lui avec. Les bières qu’il gardait dans le bac à légume eurent tôt fait de les enamouracher, et à chanter trop fort, ils avaient fait s’envoler le toit. Comme le frigo était resté ouvert, tout l’air s’est rafraîchi et il a neigé. Le lendemain, il lui passait un flocon au doigt, et ils déménagèrent pour un igloo en banlieue. L’ennui était qu’il faisait beaucoup trop chaud pour ce genre d’habitation, mais dans le grand nord ou le sud profond, on s’amusait bien moins qu’en ville. Il fallait une solution. Alors ils s’affairèrent à refroidir la Terre entière, peignant tout en blanc, dérobant des ventilateurs et fabriquant des glaçons à tour de bras. En quelques mois il fut courant de chasser le phoque à l’équateur, et lors d’une éclipse, la lune, qui n’en pouvait plus du soleil trop fort dans son dos se rapprocha de la Terre pour prendre l’air. Mais dans sa précipitation, elle s’écrasa sur la glace du Pacifique, qui céda sous son poids et la fit s’enfoncer un peu plus. Elle était prise au piège, et déjà on l’escaladait de partout, l’un à l’ancienne avec des cordes et des piolets, un autre plus téméraire en parachute. Les deux amants attendirent que les premiers téléphériques poussent sur le dos rond du satellite englouti, et, rondins à l’épaule, ils se construisirent un chalet sur les flancs d’un cratère exposé plein nord, en haut de centaines de kilomètres de descente immaculées. Mais le froid eu tôt fait d’envahir leur cœurs échauffés, et le doux crissement des spatules se fit peu à peu plus discret. Ils se laissèrent geler en pensant à l’éternité qu’ils pourraient y gagner, mais il n’y arriva pas, trop habitué qu’il était à la morsure de la glace. A mesure qu’elle se congelait, lui fondait en larmes, et leur chaleur la faisait se réchauffer. Le manège aurait pu durer longtemps si la lune agacée n’avait pas décidé de mettre un terme à son voyage. Elle s’extirpa de la glace et, à nouveau, exposa son dos au soleil, le visage bouffi et bienveillant tourné vers la Terre. Trop occupés qu’ils étaient à leur affaire de température, la jeune femme et l’esquimau n’eurent pas vent de la décision de l’astre, et s’y trouvèrent coincés. Mais on ne put savoir ce qu’il advint d’eux, car personne ne connaît la face cachée de la lune.

Dimanche 9 janvier 2011 à 22:02

          "Hé dis, on va à Nîmes, comme ça, pour prendre l'air"? Oui, S.. Et dans une petite voiture couleur danette, on a pris la route.
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Autoroute
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Inventaire:
-Les Arènes : "mais comment ils ont fait pour mettre des cailloux neufs entre les vieux?", "j'ai la dalle, j'ai pas mangé depuis... depuis six heures !",
-la maison carrée, "mais il est où le carré?", "c'est quoi ce trou?",
-le carré d'Art, "oh, c'est une crotte, regarde", "putain, ça fait peur", "moi aussi j'peux l'faire t'sais", "ça rentrerait dans aucune pièce à la maison, c'est fou", "t'as vu, c'est une photo de buissons dans l'eau ! C'est dingue quand même, des bui-ssons... dans l'eau ! raaah mais c'est bien les mecs, ça, tu te poses jamais des questions. Pfffff",
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Averse
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-le café carré, "oh que j'ai soif, c'est fou, j'ai jamais eu aussi soif, tu prends un café? Prends un verre d'eau je le boirai. Ah mais que j'ai soif",
-le jardin de la fontaine "c'est glauque", "non pas par là c'est flippant", "oula, vas-y tout seul",
-avenue Jean Jaurès "il va le faire, mais oui ! au pire t'auras ton euro", "elle est comme ça, faut faire gaffe",
-pyramide au morts "tu crois qu'ils leur ont ont coupé les bites?", "on a fait quoi? ... Trois kilomètres? Noooooon.",

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Base
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Vendredi 7 janvier 2011 à 9:18

          C'est une maladie génétique transmise par le père, développée pendant l'enfance, et dont les symptômes sont ressentis depuis un bon moment. A chaque fois que je m'en défais, il lui suffit de quelques mots pour la rechute. Construire une image de monstre, de montagne pendant des années lui aura été facile mais tout le monde y perd. Avec la fatigue, l'alcool ou l'ennui c'est lui qui parle, qui réfléchit et qui agit. Ou ce n'est qu'une impression, car il sait très bien cultiver la peur et la paranoïa, en endormant avec une fausse compréhension pour mieux frapper. Il n'a jamais tort et moi non plus. Pourtant on ne tombe plus d'accord depuis longtemps. Je continue de me faire avoir, bien en dehors de ça, car il m'y a habitué. Il faudrait sauter six mois d'un coup. Ce n'est pas possible? A ce soir alors.

Mercredi 5 janvier 2011 à 23:25

          Chaque matin, Anette descendait dans la vallée pour acheter tantôt du lait chez la crémière, tantôt quelques oeufs frais pour son grand-père, avec qui elle habitait dans le petit chalet de bois accroché à la corniche. Elle mettait toujours ses petites chaussettes blanches et fredonnait une comptine que lui chantait sa mère quand elle était petite, le vent l'accompagnait et faisait danser avec elle les fleurs des champs. Elle aimait à courir sur les flancs de la montagne, panier au bras dans lequel quelque oiseau malicieux s'amusait parfois à se cacher. Les animaux de la forêt la suivaient jusqu'au village et l'attendaient pour remonter. Il faisait presque toujours beau dans ce petit monde, et si la pluie venait à tomber, c'était pour faire chanter les gouttes d'eau contre la fenêtre. Anette aimait beaucoup regarder les montagnes, avec des nuages accrochés dessus comme autant de couronnes de rois, et elle donnait aux massifs des noms fantastiques. Elle aurait aimé avoir toujours dix ans pour sauter sur les genoux de son bon grand-père qui riait sans jamais faire tomber sa pipe et coiffait soigneusement sa barbe, mais à cause de l'exode rural, elle a rejoint la capitale pour se prostituer afin de mourir d'overdose la gueule écrasée contre une bouche d'aération.

Mercredi 5 janvier 2011 à 0:43

          Dieu était comme Pinocchio ou Barbe Noire. En face, il était comme une philosophie de la vie. Alors avec trois demis, égalité, on aura fait la fermeture de ce bar qui n'est plus l'ancien. C'était déjà et enfin un nouveau jour, elle avait un vélo et je n'ai pas vomi.

Lundi 3 janvier 2011 à 23:26

          C'est en rentrant des courses que j'ai trouvé le vieux raide dans son fauteuil, face à la fenêtre avec la couverture sur les genoux. En fait, ça ne changeait pas grand chose au tableau habituel, on ne l'entendait juste plus aspirer la salive qui lui coulait aux coins des lèvres. C'était bientôt Noël et comme j'avais oublié d'acheter le sapin, je l'ai entouré de guirlandes, lui ai accroché une boule à chaque oreille et lui ai fait tenir l'étoile sur le crâne avec un bricolage sur un serre-tête. Il clignotait rouge, vert et jaune, et je le tournai vers le salon pour que ce soit plus chaleureux. Les enfants rentrèrent et, tout pressés de raconter leur journée d'école, ils n'y prêtèrent pas attention. Tout comme leur mère, qui allait et venait dans la maison le nez plongé dans un catalogue de la Redoute que le père Noël aurait intérêt d'avoir consulté pour éviter un divorce. Elle se cogna la jambe contre le fauteuil, leva les yeux, et trouva que c'était très bien que papi fasse des fantaisies pour les fêtes.
          Au repas de Noël, il commençait à sentir un peu mauvais, mais on en conclut que ce devait être le saumon qui n'était pas si frais. Puis il avait toujours eu des soucis gastriques. Les enfants s'amusèrent à poser leurs cadeaux sur ses mains ouvertes à la tenaille à cause de la raideur mortifère. Ils criaient "papi Noël ! papi Noël !", et nous avons beaucoup ri ce soir-là.
          Après le jour de l'an, comme tout le monde, nous nous sommes résolus à le jeter dans la rue, car les mouches excitaient beaucoup trop le chat et qu'il commençait à salir les décorations. Une fois de plus, ç'avait été de bonnes fêtes en famille.

Lundi 3 janvier 2011 à 12:23

          Nouvelle année mais vieilles habitudes : on a encore fait la fête au bureau pour les quarante-quatre ans de N., Mme B. est en arrêt maladie, il y a un sandwiche au pâté dans mon sac et les étudiants sont fous. Pèle-mêle, les cas de ce monsieur qui depuis sa naissance n'a pas de prénom, même sur sa carte d'identité, ou celui de mademoiselle B. qui a pour prénom Pierre, ou encore le classique de l'étudiant qui exige qu'on lui donne un diplôme malgré un superbe 8,74 de moyenne aux épreuves. Y en a qui font ce boulot depuis quarante ans, et ça permet de mieux comprendre les goûters et fêtes quotidiens. C'est pas de la paresse, c'est de l'ennui véritable, et la première chose qu'on acquiert, c'est la capacité de bailler trente fois à la minute  car de toute la journée, j'aurais fait, en boucle : "nom", entrée, "prénom", entrée, entrée, entrée, entrée, entrée, "date de naissance", entrée, 3,2,2, entrée, "ville de naissance", entrée, entrée, entrée, 2,0,1,0, entrée, entrée, entrée, "année d'obtention", entrée, 0,0,3,1, entrée, Suivant, entrée, S, /, C, espace, B, P, espace, 1, 2, 4, 8, 9, espace, D, O, U, A, L, A, entrée, entrée, 3, 2, 2, entrée, C, A, M, E, R, O, U, N, entrée, 5, maj+sto, 1, Suivant, 1, 0, 1, entrée, 8,2, entrée, 9,9, entrée, 8,2, Suivant, entrée, 1, 0, entrée, 3, 2, 2, entrée, 2, 0, 0, 9, entrée, u, entrée, 5, 0, 0, entrée, 3, 2, 2, entrée, 2, 0, 0, 9, entrée, entrée, entrée, entrée, 1, 0, entrée, g, l, e, c, v, 8, Accepter, Suivant, Affiliation, cocher Dispense autre régime, Couverture SS, Suivant, Saisir paiement, v, i, i, 1, 5, 9, ., 0, 0, Retour, Valider, Ok, Ok, Ok, Imprimer, Ctrl+p, flèche du haut, flèche du haut, flèche du haut, sto, entrée, sto, flèche du bas, flèche du bas, flèche du bas, entrée, entrée. De l'ennui pour de vrai. Mais payé au smic.

Dimanche 2 janvier 2011 à 19:13

I. Le 29 ter

          "-Pour ton anniversaire j'avais pas prévu de débourser autant pour le repas. Les chèques, tu les as encaissés? Parce que celui de mamie, il était à mon nom ou au tien? Puis y avait aussi les cadeaux pas prévus, et c'est moi qui les ai payés.
-Bon ben donne-moi un ordre et puis c'est tout...
-Mais je dois te rembourser ce que je te dois, le bafa, la voiture,...
-Fais la déduction et puis on règle tout d'un coup.
-Ah mais non, je te fais le virement d'abord puis tu me fais un chèque parce que sinon il va encore faire tout un cirque !
-Et c'est pas un cirque, là?"

II. Le 28

          "-Elle t'a bien remboursé les fringues? Bon. Et le bafa aussi? D'accord. Donc dis-moi combien je dois, moi.
-Je sais pas, elle te l'a pas dit? C'est 97 et 165, je crois.
-T'es pas sûr, parce qu'après elle fait tout un cinéma ! Et l'assurance, qui c'est qui s'en occupe?
-Je le ferai.
-Et quand, hein? Faut te dépêcher, là ! Bon je te paierai quand tout sera réglé, hein, tout d'un coup comme ça y aura pas de problème. Et t'as qu'à moins sortir pour pas manquer. Tu restes ici cette semaine, hein?
-Ben non...
-Ah bon? C'est pas fini, encore? Fais comme tu veux, tu décides, si tu veux vraiment plus me voir, hein, t'as le droit. Mais L. le vit mal tout ça. Enfin, bon, t'es grand, salut."

III. La seconde génération

          "-Tu vas encore rien m'acheter pour Noël?
-Je t'achète toujours un truc à Noël.
-Ah ouais, ah ouais? C'est quoi le dernier truc que tu m'as offert?
-Dis-le moi, toi, pour voir?
-Euh... Je sais pas... Mais en attendant je sais que tu m'offriras rien. Et pour le cadeau de maman, moi j'ai plus de sous.
-Tu t'es vraiment pas trompée de famille..."


          Le problème du fric c'est d'en avoir assez pour les autres?

Dimanche 2 janvier 2011 à 0:10

          C'est un petit jeu tout bête, qui amuse beaucoup les enfants. Une ronde est formée par les pêcheurs, et ils comptent à voix haute. Les poissons rentrent et sortent du cercle. Quand le nombre prédéfini est atteint, les pêcheurs s'accroupissent et les poissons encerclés ont perdu. Les petits poissons font confiance aux pêcheurs, tentent le diable en se disant qu'ils ont le temps de faire un dernier petit tour mais finissent coincés et jurent de ne plus se faire prendre dans les parties suivantes. Ils se feront quand même avoir, même si le chiffre reste le même d'un coup sur l'autre. La seule solution, c'est de devenir pêcheur mais ça ne s'invente pas,  c'est inné, et on continue de mordre les hameçons sans vers dessus.
          A l'image du cadeau, ces vacances. J'aurai fait le titre et la quatrième de couverture d'un bouquin vide. Si seulement il n'y avait que le vieux.

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