Baker

Cas clinique

Jeudi 30 décembre 2010 à 20:05

          La fin était pour aujourd'hui. F. m'a dit que j'étais très satisfaisant et ça m'a suffi. Ils ont gagné la chasse aux énigmes. Puis le groupe est allé fêter ça. Seulement 14 personnes qui se voyaient pour la plupart pour la dernière fois en criant "faut trop qu'on s'fasse un truuuuuc !" Par chance, E. est une fille géniale qui veut me défier à la boisson dans la semaine, elle aussi accroc au VA. L. m'a offert une écharpe pour le covoiturage, puis elle est repartie à Nîmes. Vivement l'ALSH.

Jeudi 30 décembre 2010 à 1:16

          Au stage bafa, il a fallu monter un spectacle d'une heure en une demi-journée. Les feignants, les immatures, les vulgaires, les vieux, les trop investis et les là par hasard sont tous montés dans le même bateau pour pondre un truc potable. Un groupe obéit souvent à des règles strictes : création de clans de cinq maximum, dictature de celui qui crie le plus fort et hypocrisie car on doit absolument tous rester de sacrément bons copains. Ça a été un massacre. Ça pleurait à droite parce que les robes en papier crépon se déchiraient rien qu'en éternuant, ça gueulait des salopes et des putes pour la robe de princesse qui a été utilisée pour plusieurs numéros et en réunion la veille, F. a dit qu'elle mettait sa main à couper qu'après ça on serait vachement plus soudés. Elle va devoir apprendre à écrire de la main gauche.

Mardi 28 décembre 2010 à 23:16

http://baker.cowblog.fr/images/LauraHerts.jpg
          Laura Herts fait du clown. Elle marche sans avancer, à un visage en caoutchouc et passe autant de temps dans la salle que sur la scène. J'ai vécu une grande histoire d'amour à Paris avec elle, parce que son mari, Harry, l'avait abandonnée. On a dansé avec la poursuite dans la figure, elle m'a mis la main aux fesses puis m'a tiré dans les coulisses où elle m'a mis torse nu avant de balancer mes fringues sur les planches en hurlant de plaisir. Puis j'ai ramassé mon haut en allant me rassoir sous les fous rires qui se calmaient. Elle a compris que notre amour était impossible en voyant ma voisine de gauche. Donc elle a craché de l'eau, jeté des confettis, s'est maquillée, est passée seins nus, mimé des millions de choses, boudé, fait le grand écart et nous a fait pisser de rire. C'est du spectacle de très haut niveau.

Lundi 27 décembre 2010 à 1:48

          Ça c'est liquide et je contrôle plus rien. Animation Nature, putain, ça promet.

Dimanche 26 décembre 2010 à 12:23

          "Je vous le fais en taille standard, un mètre soixante-quinze tout pile, emballé dans du rayé bleu et blanc, un jean, vous avez le forfait "délavé-déchiré"? Allez pour vous c'est gratuit. Bon, pour le matos je lui colle un reflex, un blackberry, numéro au choix, deux ou trois trucs mac qu'il trimballera dans un sac en bandoulière. Pour les chaussures j'ai plus rien, mais faîtes un tour dans une friperie, ça suffira. Ah oui, achetez-lui des porte-clefs fantaisies, de quoi lui faire croire qu'il peut être un vrai drogué, et des lunettes avec des grosses montures si vous avez une bonne mutuelle. Apprenez-lui les mots "noctambule", "sexe", et "personnalité", puis des rudiments d'anglais, ça sera une bonne base. Laissez-le jouer à faire son numéro de "je veux mourir jeune". Vous avez un bon compte en banque, je pense qu'il est fait pour vous. Prévoyez un budget cigarettes, voire cigarillos, ça peut lui venir, comme ça, de quoi se passer ses lubies régulières et quelques honoraires de psychanalystes, pour l'aider à porter la dure réalité de la vie sur ses épaules de paresseux. Si vous voulez le changer de sexe c'est le même équipement. Oui, c'est pratique, je pense que c'est pour ça que je les vends si bien. Vous verrez, vous ne vous ennuierez pas avec ses utopies, ses caprices, et tous ses petits malheurs qui seront de vrais drames." Le vieux barbu sorti un gros stylo plume en or de son manteau et commença d'aligner les zéros sur son chèque. Mais sa femme, à côté, semblait soucieuse, elle regardait le produit avec une moue mauvaise pour mon affaire. Ils commencèrent à chuchoter entre eux et le chéquier se referma. "Beaucoup de nos amis ont déjà ce modèle, fit-elle, j'ai peur qu'il ne soit pas assez personnalisable." Et elle avait raison, ils ne pourraient avoir une influence assez forte pour en faire assurément quelque chose de fiable et d'autonome. Heureusement, ils étaient venus avec la ferme intention de ne pas rentrer bredouille.
          Rapidement, ils éliminèrent mes modèles basse consommation, débrouillards ou ceux avec des défauts de fabrication. Ils jetèrent finalement leur dévolu sur une jeune à la peau très noire, "ça nous donnera une belle image d'ouverture, dit-elle avec un grand sourire" mais ils revinrent sur l'attirail que je leur avait prévu au départ. Enfin je touchai le papier avec un gros chiffre bien autographié, et je ne manquai pas de leur dire à quel point j'étais satisfait de les avoir rendus heureux.
          Ils sortirent et tinrent la porte à une grosse femme en pantoufle, qui charriait d'un bras une poussette avec des jumeaux et portait un mouflet tout nu avec l'autre. Elle parlait très fort, et me rappela qu'elle venait récupérer une commande que j'avais intérêt d'avoir reçu parce qu'elle avait payé la moitié d'avance. J'ouvris le carton avec elle. Un modèle grande taille, rasé par mes soins, quelques petites cicatrices visibles, un ensemble jogging joliment assorti et une cigarette sur l'oreille. Quand il a craché sur le parquet, ça l'a convaincue, elle a jeté le reste du montant en chèque emploi service sur mon comptoir et toute la bande est repartie. La journée avait été bonne et je retournai le panneau "ouvert". Six-heures moins dix, j'ai éteins les lumières et j'ai pris une douche dans l'arrière-boutique. Assis dans le gros fauteuil derrière mon comptoir, je parcourais les titres du journal. Le carillon de la porte d'entrée tinta et elle apparut, la dernière cliente de la journée. Elle avait choisi une formule plus classique pour acheter un enfant. Elle laissa tomber son manteau, elle était nue dessous, et je baissai les stores.

Samedi 25 décembre 2010 à 12:15

          On devait être trois, pour la première fois en cette occasion car jamais nous n'avions été moins de dix. Mais à cause d'un mort, d'un chaud lapin, de deux boudeurs, de deux faux-culs grippe-sous, d'une fille non-reconnue et enfin d'une divorcée, les chiffres étaient brouillés. Mais à 18h30, la sonnette a interrompu une engueulade naissante. C'était l'oncle queutard à qui le coup du soir avait fait faux-bond avec le vieil alcoolique chez qui on fait régulièrement du tarot. Deux têtes de plus n'étaient pas gênantes, pour les repas on prévoit large et ils avaient amené du vin. L. a fait un scandale pour ouvrir ses cadeaux à l'apéro puis est partie jouer avec jusqu'au repas. Manger, tarot, ivresse, au revoir. Résultat de la première session : un singe à cravate et un billet vert.
          A peine le temps de cuver qu'on est à nouveau à table, le sapin est plus grand et il y a plus de monde. Le repas dure un siècle et l'ambiance est meilleure de ce côté là. Peut-être parce qu'il y a plus de cadeaux. Des réflexions parce que je mange comme quatre en arrosant au même niveau. C. et V. me ramènent et pour la première fois depuis un mois la serviette verte s'est dépliée, le futon s'est rouvert et je Lui ai fait la bise. Il croit que ça va repartir comme avant, ça doit être génétique le fait de ne pas retenir les leçons.

Mercredi 22 décembre 2010 à 23:51

          Les fêtes sont déjà là, elles tambourinent à la porte mais on a jeté la clef. Elles se lasseront vite. Oui, car elles se lassent toujours vite. Elles passent d'abord furtivement derrière les fenêtres, en attendant qu'on les remarque, et on leur offre à manger. Parfois elles entrent, si elles savent passer entre les barreaux, et on en profite dans le salon. Elles fatiguent et finissent souvent au lit. Mais rapidement, alors qu'on ne fait plus attention depuis longtemps, elles trouvent la moquette sale, les tapisseries affreuses, et dans leur fuite elles en arrachent des morceaux qu'elles agitent de l'extérieur. Usés de les voir et d'avoir en tête leurs souvenirs, on teinte les vitres, les barreaux cèdent leur place à des parpaings et on éteint toutes les lumières. Pendant un long moment, on croira les entendre frapper contre les murs pour voir si on est toujours à l'intérieur, alors qu'elles seront depuis longtemps parties. Elles sont uniques, et on ne peut pas penser que ce soient d'autres qu'elles qui tapotent le ciment fissuré. Et pourtant, chaque année elles sont nouvelles et si on ne fait pas attention, elles vont de mal en pis. Et nous avec, car au fond on n'y aura pas gagné plus que des cuites et des maux de ventres.

Lundi 20 décembre 2010 à 20:16

          Rendez-vous à dix heures à Celleneuve. Arrivés à moins vingt avec l'étrange B., elle a voulu m'offrir un café en retour du covoiturage. Quelle chance ! Elle connaissait bien le coin, et nous voilà assis dans le PMU le plus dégueulasse de la ville. On ne voyait presque pas l'eau à travers le verre. Assis à une table voisine, un vieux mâchait dans le vide en bougonnant, sous le regard mort des quadras aux gueules burinées qui tétaient leurs demis du matin, perchés comme des corbeaux déjà crevés sur leurs tabourets. Le patron feuilletait l'Equipe en jetant de temps à autre un œil à sa possible femme, une espèce de grosse maquerelle qui dégoulinait de sa chaise. Une petite queue devant le Rapido qui affichait mollement ses tirages. On ne parle pas là-dedans, on murmure. C'est l'église des usés.
          L'étrange B. aime ce genre d'endroit, car elle aime les courses, et "qu'le seul endroit sur terre où tu peux trouver un bon tuyau pour les ch'vaux, ou mêm' une bonn' boulanj'rie c'est les PMU, t'vois?". L'étrange B. cligne tout le temps des yeux, regarde subitement à droite ou à gauche, parle en pesant chacun de ses mots, se confond en excuse pour un rien et à des tonnes de malheurs à raconter, emmitouflée dans sa doudoune orange. Bien sûr, c'est moi sur les dix qu'elle a appelé pour faire du covoiturage, j'attire les tarés mais on ne juge pas, attention. Ô désolation de l'humain, ô décrépitude faîte femme, que notre siècle est tombé bas. Cependant, F. est belle à en mourir avec son chapeau tigre.

Dimanche 19 décembre 2010 à 17:32

          Il neigeait fondu au lever, et à être trempé, autant le faire dans le grand bassin. Après avoir ramené l'épave et mangé à la plus maison où L. croît régner en maître et qui ne sait que froncer les sourcils en silence. Dans les vestiaires, j'ai croisé M. D. venu faire fondre son gras. Il ne m'a pas reconnu, après pourtant six mois de plage de Palavas ou de jardin des plantes. Le bâtiment venait juste d'ouvrir et neuf des dix lignes étaient occupées par un barboteur. J'ai plongé seul dans la ligne zéro, un peu trop de circonstance à mon goût. Je n'aime pas ceux qui doublent, ceux qui éclaboussent et ceux qui fixent les bites et les seins, alors après une distance de bonne conscience, j'ai cuit dans le bouillon en comptant les carreaux du plafond.

Vendredi 17 décembre 2010 à 14:48

          Brouhaha dans le couloir. Une femme et un homme. Presque tout l'étage est déjà parti en vacances et personne n'y prête attention. L'ennui me pousse à aller voir. C'était I., en compagnie d'un petit étudiant à lunettes, chétivement emballé dans un manteau noir trop grand qui lui descendait jusqu'aux chevilles. Il répétait : "mais écoutez-moi, écoutez-moi...". Et elle, comme un disque rayé : "Non, non, non,...". La scène était amusante et commençait à dégénérer. Il lui a pris le bras, et j'attendais de la voir lui foutre une claque. Mais elle tardait à le faire et le ton montait gentiment. Elle : "c'est trop tard !", lui : "mais écoutez-moi !", "vous êtes un psychopathe, jeune homme !", "non, ce n'est pas ça un psychopathe, madame. Un psychopathe, c'est quelqu'un qui harcèle les gens. Moi, je suis pas un psychopathe, non, non", "lâchez-moi !". Alors j'ai joué au héros. "Y a un problème, I. ?", "oui, il veut s'inscrire et c'est bien trop tard !". Il s'énerve : "mais j'ai eu des prô-blêê-meuh ! laissez-moi m'inscrire, vous comprenez ? Vous avez pas le droit ! J'ai eu des prôblêmeuh !". "Tu la lâches et tu dégages.". Il l'a fait et j'étais fier. On l'a entendu cracher un petit " n'reviendrai" de vaincu et on est allé finir le gâteau qui restait dans son bureau.
          Quelques minutes plus tard, le téléphone a braillé. A l'autre bout, une jeune femme qui m'a
très sérieusement expliqué qu'elle voulait s'inscrire pour devenir manager, sans le bac mais avec quand même un cap serveuse. Avant que j'ai eu le temps de l'envoyer bouler, elle a enchaîné en disant qu'elle désirait que je m'occupe personnellement de sa situation et a demandé mon nom. Je le lui ai donné : "Jafar Baker", et elle l'a gobé. Puis elle m'a donné ses nom, prénom et numéro que j'ai mis à la poubelle avant même d'avoir raccroché, je n'aime pas les princesses.
          Tout va bien en cette fin d'année.

Vendredi 17 décembre 2010 à 11:41

          Bébé est trop petit pour ouvrir la porte et comme à partir d'un mètre quatre-vingt on ne fait plus de caprice en se roulant par terre, je refais des provisions pour six nouveaux mois de traversée du désert. On réussit quand on se bouge le cul, n'écoutez pas mes chéris, car vous serez plus déçus que si vous n'aviez rien fait. Au moins, on en parlera pas au souper, le 24.

Jeudi 16 décembre 2010 à 17:21

          "Qu'est-ce qu'on fête aujourd'hui?", "la promotion de S.". Alors on a une fois de plus ouvert du champagne au bureau 401. Mme B. était de nouveau malade, quatre demi-journées, ça vous tue ces bestiaux-là, et son incompétence, même si ça rajoute deux heures, m'offre sur un plateau un contrat pour janvier. Puis d'étiquettes en origine de l'expression "ça va?", j'ai pensé à elle, qui me demande de la dessiner avec tellement de politesse que je n'ose pas essayer, un peu jaloux du terroriste qu'elle renverse sur les planches. Mais je m'en fous, dans un mois je la croiserai tous les jours et Faber-Castell bossera à son compte. Bonnes fêtes, bonnes fêtes, honnes hêt', gnognegnêt,...
          De son côté il a dit à L. que j'avais abandonné parce que mes mains tremblent, et la vieille a mis son véto sur le repas de noël. Il suffit que ça ait l'air d'aller mieux pour que ça pète encore plus fort ; du coup le barbu rouge et blanc viendra pas se garer devant le 28. On échangera les politesses quand on aura le temps.

Mercredi 15 décembre 2010 à 16:59

          Arrivé à neuf heures, des étiquettes et la machine. Une bonne journée de merde s'annonçait. Mais à l'ISEM, on sait décompresser en période d'examen, alors tout le personnel était invité au château de Flaugergues pour le repas de Noël. Donc à midi, tout le monde aux bagnoles et en route. Gros mas avec des vignes autour, grande salle de restaurant réaménagée par des architectes, et un menu de circonstance. Foie gras poelée, des machins fins bien présentés et une boîte de chocolats offerte. J'avais pu m'incruster en prenant la place de M. S. qui ne pouvait pas venir à cause des partiels à surveiller. Quand j'ai mangé l'entrée de Mme A. qui ne l'aimait pas, le serveur a compris que j'étais surtout venu pour bouffer, et il m'a demandé en rigolant si je prendrai deux fois du plat principal. Je l'ai pris au mot et j'ai torché mes deux onglets à l'artichaud. Le vin était produit sur place, leur rouge passait si bien qu'après une bouteille et demie, j'ai emporté ce qu'il restait, mais leur blanc était pire que de la pisse. La serveuse a poliment demandé si je prenais deux desserts en ajoutant un "vous êtes une vedette, vous !" que j'ai pris avec fierté parce que je ne l'ai pas comprise. La table attendait que j'ai fini ma seconde poire et ma troisième corbeille à pain pour décoller, et comme on avait plus le temps, on a zappé mon café. J'ai donc volé une bouteille de rouge, ce qui les a fait rire, mais ils ont dit du mal de Mme B. qui avait piqué une boîte de chocolat, soit disant que c'était intolérable. C'est ce qui arrive quand on est assez con pour se faire haïr. Retour au quatrième où cinquante-sept étudiants attendaient l'arrivée du service de la scolarité. Les plus beurrées ont délicatement fermé leurs portes et j'ai pris le relais. J'inscrivais ou rectifiais des dossiers sans rien comprendre, et ça gueulait que je faisais que boire et manger. En attendant, et comme d'habitude, s'il était venu à l'idée d'un étudiant de dire que tout ça était scandaleux, on l'aurait viré en lui disant de revenir demain. C'est le boulot le plus chiant du monde mais sait s'amuser, quoi, merde.

Mardi 14 décembre 2010 à 22:43

          On l'aura suivi pendant une année, le regardant faire et buvant ses paroles. Plus un dessin n'est fait sans une pensée pour lui, il connait tout du sujet, les détails qui font les miracles, l'effet qui donne la vie, l'ombre juste, l'organisation la plus claire, les couleurs extravagantes qui poussent le réel, les proportions et les disproportions exactes. Il parle de l'architecture comme personne, en révèle la poésie, les secrets qui rendent chaque bâtiment unique. Il nous enseignait l'art de la main et lentement nous apprenions celui l'œil. Son grand âge le faisait trembler et ses vieux yeux bleus clairs perçants le rendaient touchant, ses traits ondulants racontaient tout de la façon la plus simple et directe. Il possède les clés de toutes les portes de la ville, et pendant que le reste de la promo raidissait ses fesses sur les chaises de l'école, nous allions prendre l'air en apprenant bien plus que des formes et des styles. Il nous révélait notre propre façon de faire, et par là, nous faisait comprendre qu'elles sont toutes bonnes. Il a écrit des bouquins, voyagé, enseigné, cotoyé les plus grands. Bientôt il sera mort, en pouvant être fier d'avoir fait l'unanimité à l'exception de quelques pauvres collègues jaloux. Une vraie personne comme il est permis de rêver être, et que j'estime assez pour en parler.

Mardi 14 décembre 2010 à 11:36

          Réunion de tout le service au bureau 401, qui en réalité est la cuisine. Des gâteaux et du champagne pour les trentes ans de C., et je commence à croire qu'on fait la fête tous les jours au quatrième. Tant pis, les étudiants viendront demain, si on a rien d'autre à faire, et s'ils gueulent parce qu'ils n'auront leurs copies qu'en mars, on s'en branle et on dira que c'est la faute des profs. Faut arrêter avec les mauvais clichés de l'administration.

Lundi 13 décembre 2010 à 18:29

          Le thème du jour, c'était les copies de partiels. A force d'y mettre des étiquettes pour les rendre anonymes j'avais assez de colle sur les doigts pour me shooter pendant dix ans. Une fois ça fait, il fallait les passer dans une sorte de guillotine à papier flanquée de logos avec des doigts coupés et des visages qui pleurent pour me décourager de me couper les ongles avec. C'est fun pendant un quart d'heure. Alors pour remplir les deux heures trois quart restantes, j'ai lu les copies. Il en ressort que les filles écrivent bien, que, comme partout, il y a des glands qui ne branlent rien mais essaient quand même, qu'il existe des gens assez abrutis pour écrire là où il est noté en gras "ne rien écrire dans ce cadre", (qu'ils me pardonnent d'avoir tronçonné leur commentaire, ça leur fera les pieds), que 27% des yahourts de toute la Terre sont des Danone, que Danonino était à la base destiné aux femmes ménopausées qui ont besoin de calcium, et que les professeurs de l'ISEM donnent quand même des sujets foutrement cons.
          L'après-midi a vu réapparaître Mme B., qui ne se fera jamais virer vu que son père est un professeur très influent de l'établissement. Le bureau 416 retrouvait sa maman de 80 kilos moulés dans Guess, options string qui dépasse, fesses flasques qui roulent, teinture blonde aux racines noires et chewing-gum qui pête. La classe administrative. Toute contente que je n'ai pas touché ses bonbons Hello Kitty, elle m'a gratifié d'un sourire de bonne vache et s'est empressée de téléphoner à une autre gourde pour lui raconter ses malheurs. Mme B. est quelqu'un de très bête, mais d'une bêtise méchante. Elle ne fout rien, donc ses collègues la détestent, donc ils sont désagréables, donc elle est triste et ne fout rien. Elle a vite compris que j'étais revenu pour rattraper son retard et faire tout ce dont elle était incapable. Du coup la quinqua, vexée qu'on me demande de faire tout à sa place, a boudé mollement sur sa chaise confortable en gobant ses bonbecs. Son parfum lourd et sucré remplissait la pièce façon chambre à gaz. Au moins elle se taisait.
          Dix minutes avant de partir, il restait un tas de copies a trancher, mais une vieille dame était à la machine. Elle avait soixante-dix ans, et jamais je n'aurais pu penser qu'on puisse être aussi beau avec autant de rides. Le temps est une enflure mais pas avec tout le monde. 

Vendredi 10 décembre 2010 à 18:19

          La journée avait bien commencé mais c'est toujours comme ça. Rien à signaler, tram, ISEM, bureau 416. Des vieux qui viennent chercher leurs diplômes, des glands qui ne s'étaient pas inscrits, du papier à ranger un peu partout et aller aux chiottes. Du pimenté s'annonçait à onze heures quand une fille a dû venir passer son partiel, avec moi seul pour la surveiller dans le bureau, parce qu'elle souffrait de phobie sociale. Elle était pas moche, a bien fermé sa gueule pendant une heure et demie ; du coup, on a rien eu à foutre d'autre que de composer et faire de la paperasse. Chacun sa merde. Elle a soufflé un " 'rvoir" à midi trente et Mme P. m'a chopé par le bras pour me traîner à la cuisine. Un mec fêtait un truc que je n'ai pas compris et avait amené à boire à tout le service du quatrième étage. Douze femmes, il est pas con. Son rosé était dégueulasse mais quand c'est la fête on est pas difficile. J'ai pris l'ascenseur avec mon verre pour aller manger avec P., j'avais les crocs à cause du cinéma de la phobique et que du vin dans le bide avec l'odeur que je diffusais. P. me l'a fait remarquer et comme il avait des bonbons de l'ENS en dessert on est allés trouver un plat principal. On s'est quitté parce qu'il avait du vrai travail à faire, et je suis rentré rôter mes frites à la mayo au 416. Rien jusqu'à dix-sept heures, comme d'habitude. L'heure de fermer pour le week-end, des "bonne soirée" à qui en veut puis vite vite au Polygone, parce que d'après M. ça recrutait chez C&A. Ils avaient clôturées les demandes à quatorze heures, et le nabot moustachu m'a piaillé sèchement qu'il n'était pas malin d'attendre le soir pour ce genre de chose. Venant d'un minable pareil à peine chef du rayon chaussettes, ça fait au moins sourire. Comme il est mal vu de cracher ses glaires dans le centre commercial, je suis sorti pour aller purger mon rhume et chercher des idées cadeaux aux trois baraques du marché de Noël. C'était nul à en crever, j'avais de la merde dans la tête, aigri par tous ces guignols, et je me disais qu'il faudrait que je m'habille en fluo pour qu'enfin on me mate. Il y avait tellement de clochards qu'on pouvait plus distinguer qui jouait quoi. Guitare, flûte, trompette, n'importe quoi. Et un monde fou partout, notamment une vieille mormone qui a vite compris que c'était pas le seigneur qui nous avait faits nous croiser. Même chose pour les mecs de la croix-rouge et du don du sang, qui sont tout aussi chiants quand ils le veulent. "Merci d'étendre le linge" était scotché dans l'entrée alors j'ai botté le cul du chat avant de lui donner à bouffer
          Remarque, ça finit pas plus mal que ça avait commencé.

Jeudi 9 décembre 2010 à 12:49

          "Bonjour Baker, j'ai un étudiant qui m'a appelée pour...". Elle, c'est Mme Q. de l'étage en-dessous. Arrive Mme A., du quatrième, tellement vieille qu'elle a sûrement tutoyé Napoléon : "Et bien, Mme Q., vous savez qu'il est interdit de draguer nos stagiaires. Hihihi". Et ça démarre. Q. : "Mais c'est pas tous les jours qu'on a de jeunes vacataires, on en a pas au troisième."
A. : "Déjà qu'il est le seul garçon de tout l'étage, ça va lui faire beaucoup si vous montez !"
Q. : "
Et puis avec toutes ces étudiantes, je les vois, qui traînent plus longtemps dans le bureau. Pas étonnant qu'il ait l'air fatigué."
Elles échangent encore quelques rires pincés puis sortent devant l'étudiante qui me jette un regard louche.


Mercredi 8 décembre 2010 à 21:36

          En février ce sera l'Ecosse, et il m'aura fallu une demi-journée pour être excité. Mais dîtes-donc.

Mercredi 8 décembre 2010 à 14:49

          Vendredi, il est entré tout penaud dans le bureau, et même son petit sourire crispé qui dévoilait ses dents du haut ne me permit pas de deviner que j'allais devoir inscrire l'étudiant le plus taré de l'histoire de l'éducation nationale. Monsieur N. venait s'inscrire en première année de thèse. Il avait une énorme pochette près d'exploser, et ponctuait presque toutes ses phrases d'un généreux et appuyé "s'il vôs pléh" avec son accent syrien à couper au couteau. Il posa son mètre quarante au ventre si gros qu'il repoussait les limites des boutons de sa chemise au-delà du raisonnable sur la petite chaise rouge devant le bureau. Prenant une profonde respiration sans décrocher son sourire, il me regarda dans les yeux. Comme je voulus faire pareil, je fus bien embêté car son strabisme divergent ne me permettait de le regarder que dans l'un des deux. Je transformai mon fou rire naissant en un accueillant "Bonjour, c'est pour quoi?". Pendant qu'il faisait son discours, je remplissais un énième dossier couleur prune à son nom en alternant de polis "oui, oui" et de petits hochements de tête. Tout s'était bien déroulé, mais il fallut alors mettre les papiers à fournir. Monseigneur N., qui est une personne très organisée, les avait tous. Cependant, il n'en avait pas fait les photocopies mais se garda bien de me le dire. "Je peux te les faire si tu veux" proposai-je alors. Il accepta, tout joyeux, et me tendit un des quinze papiers. Un seul. "Et les autres?" eu-je l'affront de demander. "Faîtes la photocopie s'il veuoh pleyh". Comme il me suffit de sortir du bureau et de faire trois pas pour arriver devant la photocopieuse, j'y allai, tout en pensant que c'était l'unique papier à reproduire. Une fois de retour, je lui rendis sa feuille, et il s'empressa de la ranger bien à sa place dans la pochette plastique de la pochette cartonnée rouge de la grosse pochette à papier. Puis, le sourire aux lèvres et l'oeil gauche perdu quelque part, il me donna un nouveau feuillet. A mon sourcil levé d'étonnement, il me resservi le "Fayt' lah photokopih s'il veu pleu". Commençant à penser que ce brave garçon semblait résolu à me briser les couilles au casse-noix, je lui demandai poliment d'y ajouter les autres feuilles. Pour la troisième fois, "fètelaphotocopisilvoplé". Salaud. Le manège dura jusqu'au dernier, la "responsabilité civile". L'assurance, quoi. Quand je le lui demandai, le fourbe rigolard me tendit un beau pavé agrafé de vingt-cinq pages. "Je ne vais pas pouvoir copier tout ça", lui lançai-je. "Mis c'est l'assôrance !" s'indigna-t-il. Alors je dégrafai le paquet pour en tirer la seule page utile. Quand il me vit faire, il ouvrit tellement grand ses yeux effrayés qu'on aurait cru, avec son strabisme, un caméléon. "Vôs les remettrez dans l'ordre, hein !" dit-il avec ce qui lui restait de fierté devant l'acte monstrueux que je venais de faire. Tout le long de l'affaire, à chaque fois qu'un autre étudiant se présentait et que je disais "je finis avec lui et c'est à toi", Mister N. se figeait net et ajoutai "pas de sôçis, occupez-vous de lui, j'ai tout mon temps". Ce qui lui permit de rester vingt minutes pour ce qui d'habitude en dure trois.
          Enfin, toutes les pièces à fournir étaient à leurs places. Lui les siennes, moi les miennes. Vint alors le paiement, qu'il fit en recommençant pour des raisons abstraites que seul son cerveau devait comprendre deux fois un chèque avant d'abandonner pour me tendre sa carte bleue. Il partit dans une dernière courbette avec un grand "merci, môsieur. A bientôt". A bientôt? Oui.
          Aujourd'hui, je remontai les escaliers et tombai nez-à-nez avec lui. Ce benêt, toujours aussi souriant, me gratifia d'un gentil "coucou" de la main car il était au téléphone. Il venait récupérer sa carte magnétique. Prenant les devants, je ne l'attendais pas et courus la lui faire pour la lui jeter à la gueule avant même qu'il dise bonjour. Comme c'est interdit, je la lui donnai avec un "et voila, au revoir, bonne journée". Et enfin il s'en fut, vaincu et inscrit, à petit pas lents vers quelque amphi pour y faire macérer sa bêtise loin de mon bureau. 

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